Semprun ou la mort qu’il faut


Ecrivain et homme politique espagnol né en 1923 à Madrid, Jorge Semprun grandit au cœur d’une famille aisée. Sa mère est la fille d’un homme politique et son père est avocat et professeur de droit. Après avoir fui la Guerre d’Espagne, la famille s’exile en France où le jeune Jorge achève ses études secondaires au lycée Henri IV à Paris. Puis vint la deuxième Guerre Mondiale et avec elle, Semprun s’engage dans la résistance et intègre le Parti Communiste Espagnol (PCE). Arrêté par la Gestapo en 1943, il est déporté à Buchenwald. Il y vit l’expérience concentrationnaire qui marquera la vie de certains et condamnera celle de tous les autres.


Il lui faudra 17 ans pour écrire Le Grand voyage, son premier roman retraçant son expérience dans le train qui le mène en Pologne. Le temps de décantation nécessaire, peut-être. S’en suivront de nombreux ouvrages comme La deuxième mort de Ramon Mercader, Adieu, vive clarté ou encore L’écriture ou la vie. Parallèlement à cela, il rédige des scénarios notamment pour Alain Resnais et surtout Costa-Gavras (Z, L’aveu).

En marge de cette production littéraire, il reste un homme d’engagement. Membre actif du PCE, il coordonne la résistance sous Franco. Il sera cependant exclu de ce parti en 1964 pour divergence d’opinion avec la ligne de ce dernier. La politique, il y reviendra plus tard : de 1988 à 1991, il sera Ministre de la Culture dans le gouvernement de Felipe Gonzales.

Son dernier livre, Une tombe au creux des nuages, rassemble des conférences datant de 1986 à 2005. Outre le fait que par le titre, il rende hommage à Paul Celan, il est l’ouvrage d’un européen convaincu.




De son expérience concentrationnaire, Jorge Semprun a d’abord mis du temps à en tirer quelque-chose sous la forme artistique, romanesque. Ce n’est que 17 années après la libération du camp de Buchenwald  qu’il publiera Le Grand Voyage. Pire, ce n’est qu’acculé qu’il livrera son témoignage. En 1960, la police franquiste procède à des rafles, il est obligé de se terrer dans un appartement, isolé, face à lui-même : « Je me retrouvais seul, immergé dans cette dimension déconcertante des heures creuses et des temps morts, sans fin. » C’est ainsi qu’il commence la rédaction de ce qui sera son coup d’essai et, par-là même, son coup de maître. Peut-être aussi est-ce dans ces conditions, dans ces « temps morts, sans fin » que s’impose à lui la nécessite de déconstruire chronologiquement ses récits. Car les livres de Semprun jouent constamment sur la temporalité. Et si c’est le cas dans Le Grand Voyage, c’est encore plus prégnant dans Quel Beau Dimanche ! :



« J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique. Pas du tout par goût de la simplicité, il n’y a rien de plus compliqué que l’ordre chronologique. Pas du tout par souci de réalisme, il n’y a rien de plus irréel que l’ordre chronologique. C’est une abstraction, une convention culturelle, une conquête de l’esprit géométrique. On a fini par trouver ça naturel, comme la monogamie.

« L’ordre chronologique est une façon pour celui qui écrit de montrer son emprise sur le désordre du monde, de le marquer de son empreinte. On fait semblant d’être Dieu. […]

« J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique […] justement parce que c’est compliqué. Et irréel. »[i]



Et c’est ainsi que finalement, le récit de Quel beau Dimanche ! implose, part dans tous les sens. Plus riche et peut-être plus abouti que Le Grand Voyage, ce roman a le mérite de traiter des deux totalitarismes dont Semprun est le rescapé. Le nazisme d’abord et sa déportation à Buchenwald, son travail à L’Arbeitstatistik et son illumination face à un arbre en plein hiver, en plein camp, un spectacle sublime, onirique au milieu de l’horreur et de l’absurde. Puis le communisme, parti que Semprun connaît très bien pour en avoir été exclu et en être revenu. L’utopie Stalinienne notamment lui apparaît tout autre à la lecture d’Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne.

Quel Beau Dimanche ! , c’est la beauté à Buchenwald. Comment un tel instant d’émerveillement est-il possible ? Puis, Semprun pose des problèmes en résonance avec cette absurdité. A savoir comment l’Allemagne, nation de culture et terre de Goethe a-t-elle pu basculer dans une telle barbarie ?



Ces questions, si fondamentales soient-elles ne trouveront guère de réponse, que ce soit dans ces lignes ou celles de L’écriture ou la vie. Car on est là en présence d’une problématique spirituelle qui ne trouve de réponse que quelques bribes, quelques pistes émises par la philosophie, l’histoire ou la psychologie. Car la dimension de cette tragédie (si le mot est encore valable à cette échelle) est incommensurable, et par-là même, intangible. C’est bien cette incompréhension qui a tué Primo Levi, c’est elle qui a assassiné Paul Celan et achevé Jean Amery. Et c’est bien là une des particularités de l’holocauste : occire des hommes à rebours. Car la catharsis ne fonctionne pas toujours. Cependant, les traces laissées serviront aux générations à venir. C’était là tout le combat de Semprun. On lui sait gré d’être décédé de sa mort naturelle qui nous laisse un peu d’espoir. Lui qui s’inquiétait de savoir ce que pouvait la littérature. La lecture de ses romans devrait vous renseigner sur ce point.





A lire :

-       Le Grand Voyage, Jorge Semprun, Folio, Gallimard

-       Autobiographie de Fréderico Sanchez, Jorge Semprun, Folio, Gallimard.

-       Quel Beau Dimanche !, Jorge Semprun, Cahiers rouges, Grasset.

-       L’écriture ou la vie, Jorge Semprun, Folio, Gallimard

-       Se taire est impossible, Jorge Semprun, entretien avec Elie Wiesel, Mille et une nuits.

-       Jorge Semprun, l’écriture de la vie, Gérard de Cortanze, Folio, Gallimard.



[i] Quel Beau Dimanche !, Jorge Semprun, Grasset, p.113.

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