Moi, ce que j'aime, c'est les monstres - Emil Ferris



« Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » c’est LE Livre de la rentrée de Monsieur Toussaint L’ouverture. Alors Monsieur Toussaint L’ouverture, pour ceux qui ignoreraient de qui il s’agit ou plutôt de quoi il s’agit, il s’agit d’une maison d’édition  basée à Cenon, dans la région bordelaise. En fait on réalise qu’il y a tout un tas d’éditeurs de talents basés à Bordeaux, comme Finitude ou L’éveilleur.  On sait pas, à quoi c’est dû. Un microclimat, peut-être… 

Cela fait plus d’une décennie qu’ils existent et on leur doit quelques pépites dont les ouvrages de Frederic Hexley, les romans de Steve Tesich ou  encore ceux de David Carkeet. Ils publient relativement peu, mais sélectionnent rigoureusement ce qu’ils veulent éditer. Cela avait été le cas avec la réédition de « Watership Down » de Richard Adams, ou avec le roman « La maison dans laquelle » de Mariam Petrosyan. Et c’est encore dans cette optique qu’ils publient en cette rentrée littéraire 2018 le roman graphique « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » d’Emil Ferris.


Emil Ferris dessinait des jouets et participait à la production de films d’animation. Une vie de mère célibataire assez banale jusqu’à ce que, à quarante ans, elle se fasse piquer par un moustique et là, paf, elle tombe dans un coma de trois semaines. En fait elle a chopé le virus du Nil occidental. Les médecins lui annoncent qu’elle ne pourra plus marcher et sa main droite, celle qui lui sert à dessiner, est paralysée. La tuile. Mais bon, elle se bat et va jusqu’à se scotcher un stylo sur la main pour dessiner. Suite à cela elle s’inscrit aux beaux arts de Chicago, en sort diplômée et entame le roman graphique que voilà. Six ans de travail, 800 pages et quelques 48 refus d’éditeurs plus tard, voilà que « My Favorite Things is Monsters » voit le jour. Le premier tome sort aux Etats-Unis en février 2017 (oui oui c’est en 2 tomes).  Pour ceux qui sont désireux d’en savoir davantage, vous pouvez vous rendre sur le site des éditions Monsieur Toussaint Louverture. Une petite fille du nom de Sandy (tirée du livre) saura vous présenter en détail Emil Ferris, sa vie, son œuvre, etc.

Ce roman graphique nous raconte l’histoire de Karen Reyes, 10 ans, qui vit dans le sous-sol d’un immeuble en compagnie de sa mère et de son grand frère. C’est une gamine fascinée par les histoires de Vampires, de fantômes et de monstres en tout genre. Sa petite vie de fille marginale se voit bouleversée le jour où sa voisine, la belle Anka Silverberg est retrouvée morte. Ayant succombé à une balle dans la poitrine, les autorités plus ou moins compétentes concluent au suicide alors même que l’arme n’a pas été retrouvée.
Karen, pas vraiment satisfaite par cette interprétation, va mener sa propre enquête.

Ce faisant, elle nous introduit dans son monde, un monde fait de fascinations pour les choses étranges que le commun des mortels a vite fait d’estampiller « tordues » ou « glauques ». Ces qualificatifs sont d’ailleurs facilement accolés à la jeune fille qui se voit ainsi marginalisée, notamment à l’école ou les autres filles ne sont pas très tendres avec elle. Mais qu’importe, elle a son monde bien à elle et dans ce monde, elle se dessine comme étant un monstre à chapeau dans un imperméable. Un détective plus attachant qu’horrifique. Karen a aussi  un entourage avec lequel elle nous familiarise. Sa mère est une femme aux allures de bigote et excessivement superstitieuse. Son frère, Deeze, est un jeune séducteur au corps recouvert de tatouages qui l’initie à l’art.

Alors que l’on tente de comprendre qui est cette fille, que le lecteur pénètre son univers non sans certaines phases humoristique, Karen elle, tente de démêler le vrai du faux concernant Anka et sa mort. Pour tenter de comprendre ce qui a pu arriver à cette femme, elle se remémore qui était cette femme, quels ont été les moments qu’elles ont pu partager ensemble. De fil en aiguille, on en apprend sur elle et sur son passé très difficile.

Si Emil Ferris use de la narration à la première personne lorsque l’on suit la petite Karen, puisqu’en fait ce roman graphique se présente comme étant le carnet intime de la jeune fille, elle fait basculer cette narration lorsque l’on écoute Anka, à travers de vieille cassette. Un habile procédé qui permet d’insuffler la gravité nécessaire inhérente à la vie de cette femme. Anka, avec toujours son visage colorié en bleu, nous raconte alors son enfance dans l’Allemagne des années trente, ou comment fille d’une mère maquerelle, elle a appris à survivre seule, dans une Allemagne dévastée par la misère et gangrénée par le nazisme. En dire davantage serait un sacrilège à forte teneur en divulgâchis.


Hormis cette Allemagne de l’entre-deux guerre, c’est aussi la ville de Chicago de la fin des années soixante qu’Emil Ferris croque. Le lecteur est plongé dans une ville suintant la crasse et la misère. Une ville âpre qui fait encore la part belle au racisme, dans une Amérique où l’on vient d’assassiner Martin Luther King.

Révolution sexuelle oblige, ce roman graphique aborde de la question de la sexualité et de l’homosexualité. Pour Karen, la sexualité est une grande inconnue qui fait partie intégrante du monde absurde dans lequel elle se raconte des histoires.

La solitude, la décrépitude et la folie sont également des composantes de ce monde qu’Emil Ferris met en exergue. Pour y faire face, Karen redouble d’ingéniosité pour créer de nouvelles fables horrifiques lui permettant de fuir ce monde sinistre.

Graphiquement, c’est une claque. Une merveille. Les qualificatifs élogieux si souvent utilisés et donc usés jusqu’à la corde semblent galvaudés si bien que l’on rechignerait presque à les utiliser tant il s’agit là d’un ouvrage singulier, émerveillant et dantesque. Art Spiegelman lui-même est tombé sous le charme de ce travail.

Les dessins, honorés au stylo à bille pour la majorité, sont incroyables. On a parfois des pages en noir et blanc, des pages monochromes souvent cassées par un élément coloré, et à d’autres endroits, on a des passages riches en couleur, au teintes vives, hallucinées qui éclatent, dynamisent le récit.

On y trouve des références à la pop culture, notamment à travers les couvertures de magazines que dessine Karen et qui font forcément penser aux contes de la crypte.

Tout un art de la gestion de la page sur des feuilles de cahier d’écolier, feuilles lignées du type Clairefontaine-Rodia. Un sacré ouvrage ! Il faut féliciter l’auteur certes, mais aussi l’éditeur, Monsieur Toussaint l’Ouverture qui, une fois de plus, a fait un sacré travail sur ce coup là et mérite tous les éloges dont ils doivent commencer à être accoutumés.
Enfin, notons que la traduction a été assurée par Jean-Charles Khalifa. Un ouvrage de fond bien fichu dont il peut être félicité !

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